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Actualit� du dopage |
Depuis d�cembre et la fin du proc�s Festina, qui se r�v�la au fil des d�bats le v�ritable proc�s du cyclisme (...) et plus g�n�ralement celui du sport du haut niveau, Bruno Roussel n'avait quasiment pas parl�. (...) Une ann�e sabbatique avant le proc�s, trois mois de d�prime, un rapprochement avec la cellule familiale, l'ex-directeur sportif de Richard Virenque et consort a eu le temps de la r�flexion. Du cyclisme, il parle surtout de " consanguinit� " du milieu, sorte de " parth�nogen�se " qui laisse les coureurs dans leur bulle, hors de la r�alit� et souvent d�pourvu de toute " conscience individuelle ". Devenu cadre dans une soci�t� immobili�re (...), il r�dige actuellement un livre qui sortira en juin et participe b�n�volement depuis quelques semaines � des rencontres o� l'on parle exclusivement de pr�vention du dopage et de p�dagogie, pas du monde des pros. Pour l'Humanit�, il a pourtant accept� d'en reparler. (...)
Il est �videmment impensable que vous reveniez un jour dans le cyclisme...
Bruno Roussel. Non, je ne reviendrai pas dans la m�me " sph�re " car je ne veux plus me retrouver face au probl�me du dopage, car je sais que cette r�alit� est toujours pr�sente dans le peloton. (...) J'ai connu trop de choses, c'est fini. (...) Et puis j'ai trop souffert du manque de courage des coureurs et du milieu, par rapport � un ph�nom�ne pourtant g�n�ralis� et pas seulement circonscrit � l'�quipe Festina. Apr�s le Tour 1998, on a tout su : chez les pros, comme chez les amateurs. Les affaires se sont multipli�es dans de nombreuses r�gions, partout, dans le Lyonnais, dans les Pyr�n�es, en Picardie, dans la r�gion de Reims, en Bretagne aussi, etc. Autant j'avais un profond respect pour les coureurs, car j'ai toujours admir� leur capacit� � se surpasser et � souffrir, autant ils ont �t� petits face � un probl�me nouveau. (...) Depuis, mon regard est encore plus lucide sur les sportifs de haut niveau et les hommes en g�n�ral.
Pour vous, le proc�s de Lille fut-il le proc�s du sport en g�n�ral ?
Bruno Roussel. Bien s�r. Il est incontestable que ce proc�s � plus �t� utile au grand public qu'au milieu, car cela a servi � lever un voile sur le monde des professionnels et plus globalement le sport de haut niveau. Le sport est aujourd'hui devenu un secteur d'activit� o� l'argent est omnipr�sent et o� les b�n�fices � faire sont consid�rables. L'activit� sportive au sens large, foot, v�lo, F1, rugby, etc., draine des milliards par an. C'est un secteur o� l� aussi tout est permis. Ce proc�s a tr�s bien d�montr� ces m�canismes, qui sont reproduisibles � l'identique pour d'autres sports que le v�lo. Je dois dire au passage que le pr�sident du tribunal, Daniel Delegove, fut exemplaire d'intelligence et de p�dagogie. Certains ne l'avaient pas appr�ci� : les faux-cul, les amn�siques. Finalement, parmi tous ceux qui sont venus � la barre, ce sont quand m�me les coureurs qui furent les plus honn�tes et ils n'ont pas h�sit� � parler. Mais pour les autres, tous les autres, l'Union cycliste internationale, la F�d�ration fran�aise, le Tour, ce fut un d�fil� d'amn�siques... Heureusement, la presse a soulign� cette hypocrisie grotesque. Enfin une certaine presse. Pas la presse sp�cialis�e, celle qui vit du commerce du sport. Eux (...) font partie des ceux que j'appelle les complices du mythe du sport.
Mais les gens un peu sens�s qui ont vu d�filer Verbruggen, Leblanc, les directeurs sportifs, savaient qu'ils mentaient...
Bruno Roussel. Ils agissent de la m�me mani�re que les hommes politiques ou les chefs d'entreprises qui sont pris dans les affaires. Ils pr�f�rent passer pour na�fs ou mal inform�s plut�t que pour des acteurs. C'est (...) un manque de responsabilit� flagrant. (...) Moi, je ne pouvais pas �tre ainsi. Je suis tr�s choqu� par l'attitude des pouvoirs sportifs qui re�oivent d�l�gation du minist�re. Tous ces gens-l� ont choisi le moindre mal, mais par rapport � eux, pas par rapport au probl�me. (...)
Peut-on parler de " mafia " ?
Bruno Roussel. Vous savez, ce mot est utilis� dans le v�lo depuis presque toujours, dans la course m�me. De tout temps, on a achet� et vendu des courses. M�me Jean-Marie Leblanc a reconnu s'�tre vendu et avoir roul� pour un leader d'une autre �quipe que la sienne ! Voil�. C'est une litanie de minimalisation des travers de ce sport qui est rest�e constante, voire qui a augment�. Souvent les anciens disent (...) que le dopage de leur �poque n'avait rien � voir, qu'il ne s'agissait que d'amph�tamines, que des trucs mineurs. Moi je leur dis : mais qu'auriez-vous pris aujourd'hui ? Voil� l'h�ritage du v�lo. Le milieu est hypocrite et malhonn�te. (...) Ils refusent de voir que les racines du mal �taient d�j� l�, m�me si les produits ont chang�. Le probl�me est le m�me, les faiblesses des hommes sont les m�mes, les habitudes sont prises. Dans le milieu, c'en est presque une gloire. Les anciens se racontent ces histoires d'ex-dop�s, de piq�res. Ces gens-l� sont discr�dit�s � jamais et pour le grand public, un homme comme Jean-Marie Leblanc, depuis trois ans, � force de nier l'�vidence, passe plus pour un gugusse qu'autre chose.
Les coureurs ne sont-ils pas pass�s � c�t� d'une chance historique de dire ce qu'ils vivaient vraiment ?
Bruno Roussel. Bien s�r ! Sur le Tour 1998, en pleine crise, il ne fallait pas manquer l'opportunit�. Si Virenque �tait venu tout expliquer, dire " oui je suis dop� et voil� pourquoi ", " oui je suis une victime du syst�me ", alors, oui, sans doute les choses auraient tourn� diff�remment. Lui et les autres n'�taient m�me pas oblig�s de dire qu'ils prenaient tous ces produits (...) � des doses invraisemblables. Il leur suffisait de dire simplement " oui je prends des trucs ". Mais le cyclisme a manqu� sa r�volution ! Pourtant, j'ai l'intime conviction qu'une partie du peloton se posait des questions � ce moment-l�. Faut dire : les r�gles du jeu venaient subitement de changer. Les patrons du v�lo n'�taient plus Verbruggen, Leblanc et Baal, mais la police et la justice r�publicaines !
Vous voulez dire qu'il n'y a pas de contre-pouvoir ?
Bruno Roussel. Pour moi, la Soci�t� du Tour de France, soci�t� � but lucratif, est plus forte que la f�d�ration, plus forte que l'UCI (...). Si elle dit " pour �tre au d�part, les gars ne devront pas avoir �t� positifs ". Ou bien " voil� le niveau scientifique que l'on exige, voil� o� on met la barre ", tout le monde devra s'incliner. L'argument de dire que l'UCI ferait pression sur le Tour n'est qu'un pr�texte. Car les grandes �quipes professionnelles ne peuvent pas ne pas �tre au d�part du Tour. (...) Avec une barre �thique, morale et scientifique plus haute, tout le monde se serait pli�. Pour moi, le Tour a les moyens d'imposer une vision. Il ne faut rien attendre de l'Association des coureurs cyclistes, qui n'a aucun poids. Ils ont des carri�res trop courtes et le v�lo c'est de l'individualisme forcen�. L'Association des groupes sportifs non plus ne fait pas le poids. L'AIGSP ne touche pas une bille. Il n'y a en fait pas de contre-pouvoir.
Concr�tement y a-t-il eu pression du sponsor Festina pour avoir des r�sultats ?
Bruno Roussel. Il y a des bruits qui ont couru, mais moi je peux assurer qu'il n'y a jamais eu pression de la part de notre sponsor, qui se satisfaisait de notre panache. J'ai toujours �t� int�ress� par les attaquants. Il y a de l'�motion avec des coureurs qui entreprennent. Tr�s t�t, l'�quipe Festina s'est construit une identit� l�-dessus. La notori�t� �tait forte parce qu'on n'h�sitait pas � attaquer m�me si on ne gagnait pas souvent. En 1996, c'est nous qui faisons exploser Indurain dans l'�tape de Pampelune. Cette image d'attaquants, de courage et de g�n�rosit� �tait tout b�nef pour le sponsor. On n'avait pas besoin de gagner le Tour pour le satisfaire. C'est nous qui en avons r�v� : moi, Richard, l'�quipe.
Comment le dopage s'est-il install� dans l'�quipe ? Est-ce que c'�tait votre propre initiative pour prot�ger les coureurs ? Ou sur la pression des coureurs ?
Bruno Roussel. Au d�but 1993 (...), il n'y a pas de r�sultats. Il y a alors dans l'�quipe trois courants importants. Les Hollandais, tous venus de PDM, les Espagnols et les Fran�ais avec Virenque, Lino, Thierry Marie, moi, Willy et des techniciens. Les trois premiers mois sont durs. Ni r�sultats ni coh�sions. Mais je voyais les coureurs prendre matin et soir des m�dicaments. J'�tais persuad� que les gars ne marchaient pas parce qu'ils prenaient ces m�dicaments. Je suis alors all� voir le m�decin de l'�quipe, Eric Rijkaert, en lui disant : " Explique-moi. " Il a jou� franc jeu, et m'a parl� de l'EPO et de la fili�re connue par les Hollandais. On a discut� trois heures ce soir-l�. Je lui ai demand� ce qu'on pouvait faire. Il m'a dit : " Tu as trois solutions. 1. : tu refuses et les types vont continuer � se pr�parer dans leur coin, dans ton dos. Et ils vont bien se marrer en parlant de toi ; 2. : tu fermes les yeux en faisant celui qui ne sait pas que �a existe ; 3. : on encadre le dopage. " C'est la fameuse alternative. La solution � laquelle j'ai sinc�rement cru, parce qu'elle �vite le dopage sauvage, parce qu'elle se faisait sous encadrement m�dical. N'oublions pas que la fin des ann�es quatre-vingt et la mort de coureurs hollandais, ce n'�tait pas si loin. Je dis donc oui mais pas tout le temps. On convient alors de la mise ne place de un ou deux objectifs par coureur sur la saison. Pour le d�tail de la proc�dure, je faisais confiance � Rijkaert. J'ai d�couvert la dangerosit� de l'EPO apr�s l'affaire Festina, quand les experts ont fait leurs rapports. On �tait rentr� dans une planification des courses et de l'entra�nement, qui n'est, pr�cisons bien, pas la seule planification du dopage. On ne devient pas la premi�re �quipe mondiale que par le dopage.
Est-ce que vous avez envisag� de tout plaquer ?
Bruno Roussel. J'y ai pens�. Je reconnais que je n'ai pas dout� longtemps en fait. J'ai r�fl�chi � ce que je ferais si je partais. Le boulot, l'avenir. Mais j'avais la conviction d'avoir pris dans l'�quipe la d�cision la moins mauvaise. Je me suis demand� : pourquoi, moi, j'�tais le seul � agir ainsi avec les coureurs, � �tre proche d'eux et de leurs probl�mes. Les autres ne le faisaient pas. Pourquoi ai-je r�agi humainement alors que les autres ne voulaient rien savoir et disaient, en gros, aux coureurs : " Ce qui m'int�resse c'est de gagner des courses. Si tu ne gagnes pas, je te vire. Si tu es positif, je te vire aussi. "
A ce moment, avez-vous connaissance de ce qui se passe dans les autres �quipes ?
Bruno Roussel. Les premi�res �quipes mondiales, ONCE, Mapei, Telekom, Banesto, avaient probablement structur� les choses, j'en ai la conviction. A Lille, d'anciens coureurs de ces �quipes l'ont expliqu�. Mais je n'en ai jamais parl� avec les autres directeurs sportifs. La culture du secret touche tous les domaines.
Certains coureurs, aujourd'hui encore, disent : " Roussel, c'�tait de loin le moins pire de tous ", sous-entendu " ailleurs, c'�tait terrible "...
Bruno Roussel. �a a �t� dit, oui. Nous, notre but c'�tait de r�guler le dopage, de le limiter au maximum et, surtout, de prot�ger les coureurs pour qu'ils ne deviennent pas d�pendants. Il semble que cette pr�occupation n'�tait pas g�n�ralis�e (...). A partir d'une �poque, vers 1995, 1996, beaucoup de coureurs voulaient venir chez moi aussi pour �a, ils le disaient. Certains m'ont racont� que dans leurs �quipes ils prenaient de l'EPO n'importe comment, n'importe quand, � des doses... Ils allaient s'approvisionner eux-m�mes en Suisse, en Italie (...). Ils avaient sans doute peur.
Vous avez racont� au proc�s qu'� partir de 1997, l'�quipe Festina vous a " gliss� " entre les doigts, que vous ne teniez plus les coureurs. Pourquoi ce d�rapage ?
Bruno Roussel. Simple : des coureurs dans l'�quipe ont perdu la t�te. �a a commenc� sur le Tour 1997, par des initiatives de course contraires � mes directives. J'ai d'abord perdu la main au niveau de la direction sportive et ils ont d�cid� des trucs tactiquement archinuls. Certains ont agi en patrons et c'est l'un de mes grands regrets, car avant je n'avais jamais laiss� faire �a. (...) O� ai-je faut� ? J'ai essay� de parler avec certains d'entre eux. Ils m'ont dit : on sait ce qu'on fait ! Virenque lui-m�me croyait qu'en durcissant la course, il ferait craquer Jan Ullrich. Mais �a tirait trop sur la corde, de partout. Il faut savoir qu'un Virenque deuxi�me du Tour, ce n'est potentiellement pas logique. En termes de " moteur ", c'est un septi�me du Tour, ou un cinqui�me. Mais bon, il y a les qualit�s morales, le courage, la qualit� collective de l'�quipe qui viennent s'accumuler. Je dis encore aujourd'hui qu'un Virenque pouvait gagner un Tour, mais tactiquement, pas � la p�dale. Il n'a pas eu la finesse de le comprendre. Je me suis un peu engueul� avec les coureurs. Mais, c'est vrai, je n'ai pas fait de r�union de crise avec toute l'�quipe en leur disant : " C'est moi le patron un point c'est tout. " (...) Peut-�tre par peur qu'on me fasse comprendre que d�sormais le patron c'�tait Virenque, et plus moi...
Il y a quelques jours, la Soci�t� du Tour de France a pr�sent� dix mesures contre le dopage. Qu'en pensez-vous ?
Bruno Roussel. Pendant le proc�s, Leblanc a dit : " Ce n'est pas notre r�le de nous occuper de la lutte antidopage. " Et l�, ils font des propositions. Que s'est-il pass� ? Eh bien, ils se sont aper�us que le jouet commen�ait s�rieusement � �tre cass�, que le feu continuait dans la maison v�lo, dans la maison Tour de France. Maintenant, ils tentent de se donner une image de gens qui prennent leurs responsabilit�s. (...) Mais nous sommes loin du compte. Il faudrait par exemple attribuer une partie des sommes g�n�r�es par le cyclisme � la recherche scientifique pour d�tecter les nouvelles substances. Il faut penser comme les dopeurs et les dop�s, et ne pas se contenter de d�tecter ce qu'on conna�t. Il y a de nombreux produits en dehors de l'EPO. Il faut une collaboration avec les laboratoires pour �tablir un protocole de d�tection des produits qui ne sont pas encore sur le march� mais d�j� en phase d'exp�rimentation. Faisons de la recherche anticip�e. Mais je m'interroge sur la volont� des labos, par rapport � l'aspect sant� publique. J'aimerais savoir : ils ne sont pas �tonn�s de toute l'EPO qui a �t� vendue ces dix derni�res ann�es ? Et si les labos trouvaient, avec des gens un peu inconscients, un terrain d'exp�rimentation extraordinaire ? Avec ce qui s'est pass�, ils ne peuvent pas ne pas savoir. Que font-ils ?
Cette page a �t� mise en ligne le 10/09/2005